Qu'est-ce qui vous a donné l'inspiration pour faire ce film?
J'avais lu un article dans "Le Monde" sur l'Ecole de la Deuxième Chance de Marseille et sur une expérience insolite menée par des élèves : il s'agissait de faire fonctionner, au sein de l'école, un magasin de sport "virtuel" et chaque élève participant se prêtait à un jeu de rôle, un tel prenait la place du magasinier, un autre celui du caissier, du vendeur etc. Je voulais en savoir plus sur cette expérience car je trouvais intéressant de faire en sorte que des jeunes gens tout à coup changent de peau, incarnent des employés, jouent au monde du travail. Ce jeu avait du sens surtout parce que ces jeunes étaient précisement exclus du monde du travail. Quand je suis allé à Marseille, j'ai découvert le fonctionnement de l'Ecole de la Deuxième Chance dont les ambitions me semblaient passionnantes : défier la fatalité, faire en sorte que des jeunes adultes, ayant été en échec scolaire, que l'on croyait perdus d'avance, puissent changer leur destin et retrouver le chemin du monde du travail ou de la formation. J'avais trouvé l'idée du film : suivre quelques jeunes pendant leur parcours à l'Ecole de la Deuxième Chance et les voir se transformer. Quant à l'expérience du jeu de rôle, celle-ci a été arrêtée ultérieurement.

Quels personnages recherchiez-vous ?
Au mois de janvier 2002, une quinzaine de jeunes allaient intégrer l'Ecole de la Deuxième Chance. Je les ai rencontrés lors des dernières formalistés d'inscription. Certains m'ont tout de suite paru intéressants et j'ai eu envie de les suivre plus particulièrement. En fait, je n'avais pas envie de suivre les "meilleurs éléments", les plus motivés, etc. Je ne voulais pas non plus que mon film tourne au scénario catastrophe dans lequel tous les protagonistes se casseraient la figure et ne s'en sortiraient pas. Mais cela, je ne pouvais en aucun cas le prédire avec assurance. Alors j'ai plutot voulu parié sur la personnalité des jeunes que j'ai décidé de suivre. Par exemple, j'ai tout de suite accroché avec Edson parce que sa "grande gueule" semblait prometteuse. Je me souviens que lors des entretiens d'entrée, il s'était permis de demander au directeur pédagogique quels engagements il prenait vis à vis des élèves.
C'était culoté de sa part car ces entretiens étaient sensés tester l'engagement des élèves et non ceux des responsables de l'école... Je n'ai remarqué Sofiane qu'un peu plus tard. Ce qui m'a frappé c'était son manque total d'ambition. Lors de son entretien d'entrée on lui avait demandé ce qu'il avait enive de faire et il avait répondu "tout ce que je sais faire, c'est du nettoyage"... Il avait l'air d'être dans un grand désarroi mais plein de bonne volonté et je me demandais ce qu'il allait devenir. En fait, au début du tournage, j'ai filmé plus d'élèves que ceux qui restent dans le film. Cette "sélection" s'est faite tout naturellement. Certains sont partis très vite, et pour d'autres, je n'ai jamais pu faire en sorte que "ça marche" entre nous...

Aviez-vous confiance dans la réussite de vos personnages et cette confiance est-elle restée aussi forte jusqu'à la fin du tournage ? Avez-vous pu repérer ceux qui allaient réussir et ceux qui allaient échouer ?
Au début de ma rencontre avec mes personnages, j'avais ma petite idée sur ceux qui étaient "mal partis" et ceux pour lesquels je n'avais aucune inquiétude. J'avoue que j'ai été surpris de constater que certains m'ont pris à contre-pied, soit parce qu'ils ont révélé de solides capacités et de grandes facultés, soit parce qu'au contraire, certains, malgré leurs excellentes prédispositions, n'ont pas pu dépasser une sorte de nonchalance et de révolte. Je pense notamment à Karim qui refuse de se laisser "exploiter" et qui quitte les stages les uns après les autres parce qu'il a le sentiment que ses employeurs lui manquent de respect ou bien l'exploitent simplement parce qu'ils lui demandent le même investissement qu'un employé embauché, sans avoir la contrepartie en terme de salaire. La façon dont les personnages vont évoluer constitue justement un "suspens", qui est l'un des ressorts du film.

Comment expliquer l'echec scolaire de ces jeunes ?
Il y a plus d'une réponse à cela. On peut mettre en cause le système scolaire lui-même et son fonctionnement. Mais il faut dire aussi que la plupart de ces jeunes n'ont pas reçu l'encadrement familial nécessaire alors que bien souvent, le soutien scolaire des parents joue une part importante dans la réussite. Abès, le formateur, dont les parents algériens étaient illétrés, me disait que chaque jour en rentrant de l'école, sa mère lui posait des questions sur sa journée et l'encourageait sans cesse. C'était le seule chose qu'elle pouvait faire mais cela a été décisif pour Abès. Il a poursuivi des études supérieures et à présent il est formateur à l'E2C. A Marseille, la grande majorité des élèves de l'Ècole de la deuxième chance sont des enfants d'immigrés. Leurs parents n'ont pas toujours pu avoir le temps et les moyens de soutenir la scolarité de leurs enfants. Je précise qu'il y a plus d'une vingtaine d'écoles de la deuxième chance en Europe et que tous les élèves ne sont pas des enfants d'immigrés. Dans certaines régions rurales, il s'agit plus d'enfants de paysans et dans des anciennes régions minières, comme à Leeds en Angleterre, il s'agit d'enfants d'anciens mineurs, sans emploi depuis longtemps.

Dans votre film, les personnages n'évoquent pas comment ils en sont arrivés là. Est-ce un choix délibéré de votre part ?
Il est vrai qu'une fois a l'Ecole de la Deuxième Chance, on est sensé "tourner la page". Le passé n'est plus du tout évoqué, sauf le premier jour, celui de l'entretien d'entrée - la première séquence du film. A cette occasion, chacun se présente, indique où il en est resté de ses études : ils ont souvent traîné à l'école en passant par classes spécialisées et ce jusqu'à l'âge de la scolarité obligatoire. A présent, on remet les compteurs à zéro. L'école s'engage a leur offrir une seconde chance.

Ces jeunes sont-ils arrivés à l'école avec des rêves ou juste avec un projet ?
Ces jeunes sont arrivés à l'école, brisés. Ils ne savaient même pas que le rêve pouvait exister. Dans la majorité des cas les jeunes arrivent à l'E2C sans projet bien défini ou parfois avec des projets non réfléchis parce qu'ils ne connaissent pas la réalité des métiers (Karim veut être carrossier) ou pour des raisons qui ne sont pas réalistes (Edson qui veut faire de la climatisation pour travailler ds les pays chauds...) L'école a justement pour mission de faire en sorte qu'ils définissent le plus rapidement possible un projet professionnel crédible et qu'ils fassent tout pour le réaliser. Ainsi, outre l'accès au monde professionnel à travers des stages, l'école leur offre-t-elle des remises à niveau à la carte afin de les préparer aux examens ou aux concours que certains vont être amenés à passer.

Ils essaient d'être des "durs" et pourtant ils sont si fragiles, c'est ce qui me parait si touchant dans votre film. Est-ce cela qui vous a séduit dans le sujet du film ?
La fragilité de ces jeunes, en dépit de leur "carapace", j'ai pu la ressentir réellement au fil de ma présence parmi eux. J'ai pu constater comment un rien, une contradiction, une déception pouvait tout à coup les faire flancher, jusqu'à leur donner envie de jeter l'éponge, de tout laisser tomber. C'est vrai que cette fragilité m'a séduit et m'a donne envie aussi de les valoriser.

On sent bien que tous les protagonistes ne sont pas gênés par votre présence. Comment avez-vous pu gagner leur confiance ?
Au fil du temps, j'ai créé des liens forts avec la plupart de mes protagonistes, élèves et formateurs. J'ai passé beaucoup de temps avec eux. Ils ont pu constater que je ne voulais pas les trahir, montrer uniquement les mauvais côtés de ces jeunes. Nous avons petit à petit construit une relation basée sur la sincérité et sur la confiance. Je leur ai fait comprendre que ce film se ferait avec eux, sans complaisance mais dans le respect.

Ce film a-t-il été difficile à réaliser ?
Un film tourné sur une longue durée est toujours difficile à réaliser car difficile à maîtriser. On n'a pas en main tous les éléments. Quand on décide de filmer certaines personnes dans la durée, on ne sait pas si l'aventure ira à son terme avec eux, si on va s'y attacher, si ça va fonctionner... Par exemple, si tous les personnages n'avaient pas changé, évolué, je n'aurais pas pu livrer mon propos, qui était que l'on pouvait parier sur ces jeunes-là, sur leur capacité, leur transformation. Les difficultés étaient notamment de choisir les dates de tournage, choisir des séquences à tourner. Je ne pouvais pas rester à Marseille pendant toute la durée du parcours (9 mois). Le tournage devait durer 7 semaines, ce qui est long pour un documentaire mais court au regard de ces 9 mois de formation. Il fallait donc que je puisse être informé de ce qui allait se passer semaine apres semaine. Il me fallait identifier et pour une part deviner les moments charnières, les moments clés pour ces jeunes - le premier stage en entreprise, les périodes de doutes ou d'echec - afin de descendre à Marseille pour les filmer à ces moments précis. Je souhaitais capter tous les signes qui marquent l'évolution des personnages au cours de leur parcours dans l'Ecole. J'ai eu pour cela la coopération totale de toute l'équipe de l'E2C qui m'informait régulièrement.

Diriez-vous que votre film est une critique indirecte de l'Education Nationale ?
Si tout fonctionnait bien, il n'y aurait pas besoin de créer des Ecoles de la Deuxième Chance partout en Europe. Il est désagréable de constater que tant de jeunes quittent le système scolaire sans aucun bagage. 40.000 par an en France. Comme le dit le Président de l'Ecole, c'est le problème majeur de la société française. Il est encore plus désagréable de constater, que la réussite scolaire, c'est avant tout une question de classe sociale et que l'école continue d'élaguer et de sélectionner. Ce film est objectivement une critique du système scolaire car celui-ci continue de laisser sur le bas-côté tant de milliers de jeunes et c'est inadmissible.

Marseille figure dans beaucoup de vos films, Pouvez vous en parler ?
Je suis très attaché à Marseille, avec laquelle j'ai des liens très forts. Marseille, c'est la Méditerranée, région du monde à laquelle je suis intrinsèquement lié, mais aussi un grand "melting pot" qui la fait ressembler à aucune autre ville - à part peut-être New York... Il y a donc plus d'une raison qui me pousse à filmer dans cette ville.

Pensez-vous avoir atteint votre objectif ultime avec ce film ?
Quand je réalise après une projection à quel point les spectateurs ont été touchés par ces jeunes et par leur combat et qu'ils portent désormais un nouveau regard sur eux, parfois plein d'optimisme et d'espoir, alors j'ai l'impression d'avoir atteint un de mes buts.

 

Propos recueillis par Guetty FELIN.

INTERVIEW

d'Hervé COHEN

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